Radicalité adolescente et emprise de l’originaire

 

Le Questionnement psychanalytique, Bruxelles 5 Octobre

Après les impasses du sécuritaire et de l’identitaire, j’aborderai ici notre clinique contemporaine sous l’angle de l’errance et de la violence, une clinique de l’immédiateté, de l’urgence, une clinique de l’excès, une clinique de la jouissance, une clinique du réel.  Qu’en est-il de notre clinique contemporaine dans son lien avec le malaise dans la civilisation ?

Il s’agit de comprendre comment des jeunes peuvent être débordés par leur violence, jusqu’à ce qu’elle soit canalisée, instrumentée par quelque chose qui les lie, là où ils sont dans la déliaison de leurs pulsions.  Qui les lie, voire qui les ligote en un point fixe de référence , ce peut être une drogue dure, mais ce peut être aussi un discours , totalitaire, fermé sur lui-même, sans trou, sans reste, qui ne laisse pas  place au doute et à l’angoisse. Je m’appuierai sur le projet islamiste, un des rares discours sur le marché de l’idéal, qui répond à la radicalité de l’adolescence dans sa recherche de sens, tout en vectorisant le débordement pulsionnel. Enrobé d’humanitaire et de religieux,   le discours islamiste va arrimer leurs pulsions erratiques en donnant sens à leur violence. Ce qui, en d’autres termes,  pose la question de la jouissance et des signifiants et représentations qui vont la phalliciser .

Le malaise est inhérent à la civilisation elle-même, le ratage est là de structure, qui  engendre ses rejetons symptomatiques. Le djihadisme est un de ses symptômes, un des noms de ce ratage qui traverse notre « hypermodernité ». Il est le produit d’un monde désenchanté, il prospère sur un terreau d’inespoir. Au « no future », répond le « no limits », un ici et maintenant ravageur dans ses effets sur le lien social. Les fictions et croyances qui habillaient le réel -ces grands récits religieux ou politiques qui donnaient un sens au monde- ces fictions ont chuté, ainsi que  l’espérance en des lendemains qui chantent, ici-bas ou au-delà. La fin des grands récits que Lyotard a conceptualisé sous le nom de  post-modernité. Et de cette chute des fictions, de ce désenchantement du monde est née l’idéologie totalitaire de l’islamisme , cette autre fiction exclusive et excluante d’un  retour  à la pureté originaire.

Les enfants du djihad sont à la lisière du politique et de la clinique. Ils sont nés d’un processus de désymbolisation et de démétaphorisation qui affecte notre culture. Ils sont les symptômes d’une société pragmatique, dérégulée, précarisée. Ils sont nés d’un monde aveugle et sourd  aux impasses de la vie, une machine à broyer qui  produit ses exclus, ses laissés pour compte, et qui a  transformé la fureur de vivre de ces jeunes  en rage aveugle, dans un imaginaire suicidaire et meurtrier qui témoigne d’une déliaison  entre pulsion de vie et pulsion de mort.

On le sait depuis Freud, le travail de civilisation rencontre en son c?ur  terreur et barbarie qui se répète au fil du temps. La Kulturarbeit, cette « totalité des oeuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal« , selon Freud , est fragile, et il poursuit « par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine ». Il évoque la démocratie comme  processus de civilisation imposé par Eros, sachant que Thanatos est au c?ur même d’Eros. Quand le vernis de la civilisation s’écaille,   c’est Thanatos qui resurgit comme poussée « primitive et autonome » de la pulsion de mort, la sublimation ne fait plus contrepoids à l’emprise de la Chose « ce qui , dit Lacan, dans la vie peut préférer la mort ».  L’Histoire n’en finit pas de céder à ces résurgences d’un refoulé constitutif du Sujet,  retour dans le réel des fantômes qui le hantent. Giorgio Agamben écrit : « L’homme porte en soi le sceau de l’inhumain…son esprit contient en son centre la blessure du non-esprit, du chaos non-humain, atrocement livré à son être capable de tout » .   L’inconscient, dit Lacan, c’est  le/la politique, et j’ajouterai en tant que retour de  ce qui a été forclos du discours dominant.

En-deçà de l’homme que l’on dit civilisé, la jouissance barbare se répète donc au fil du temps, sous la figure du djihadisme, mais aussi de tous ces fascismes, tous ces populismes, tous ces totalitarismes, tous ces fanatismes qui se nourrissent d’une passion identitaire de haine et  d’exclusion de l’autre différent, jusqu’au fantasme de solution finale : une violence fratricide qui revient « toujours à la même place« , selon les modalités du Réel. Une partition manichéenne  et clivante qui est le produit d’un nouage entre subjectivité et politique, entre intime et collectif, entre l’histoire singulière et la grande Histoire. Dolto disait qu’il fallait 3 générations pour faire un psychotique, ne faut-il pas au moins 3 générations pour faire une graine de terroriste ?

Face à des jeunes désaffiliés, emmurés dans un présent sans mémoire, sans passé, sans projet,  des jeunes qui dérivent au gré des rencontres, sans moyens, sans issues, sans repères, sans boussole, et sans amarres, comment éviter qu’ils ne soient séduits par l’offre djihadiste, massive,  totalitaire qui  vient les ancrer  à une filiation divine? Face à  ces jeunes qui se font rejeter et nous rejettent , qui s’excluent et nous excluent, face à ces jeunes qui ne nous demandent rien, notre désir d’analyste nous tient . Ce désir-là, c’est le poète Edmond Jabès qui l’énonce au plus près :« Comment pratiquer l’espoir là où tout est résolu d’avance, comment pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé ? »

« La tâche de l’analyste, écrit Freud,  est de reconstituer ce qui a été oublié à partir des traces qui sont restées, ou plus exactement de le construire ».  Reconstituer ce qui a été oublié, ou plutôt le construire à partir de traces. Des traces qui sont oubliées, refoulées, mais aussi non inscrites… ? Une construction d’un nouveau récit qui m’évoque ce que disait  Lacan de la vérité : « la vérité a une structure de fiction »..  Un très beau film de  Paul Auster  « Smoke »,  qui tourne autour de la question du Père, se clôt sur cette réflexion « Du moment qu’une personne y croit, il n’y a pas d’histoire qui ne puisse être vraie». Comment mettre en place  cette construction, cette fiction qui dit vrai,  qui vient à la place d’une vérité inaccessible et qui   donnera sens au pas-de-sens ?  Construire cette fiction relève d’un véritable enjeu clinique  qui va en passer par de l’imaginaire : cette fiction qui dit vrai, en passe par imaginariser les bords du trou à partir des traces, par  fictionner  ces zones obscures de l’originaire qui font loi, en les  rattachant  à des signifiants et des représentations qui ont habité les parents. Il s’agit de construire un récit à partir de traces, de les relier, là où les enfants  vivent dans l’instant, pris dans un  enjeu d’existence.  Jusqu’à se réfugier dans le fanatisme, s’aveugler de convictions qui  se crispent en passion totalitaire, pour faire suppléance à  la fragilité de ses assises narcissiques et symboliques. Il s’arrime à une Verité-Toute, il détient la Vérité, il s’en soutient, il la devient, il l’incarne, pour faire caillot à son malêtre.  Le discours fanatique dans son inflation délirante va mettre un couvercle sur ce qui est vécu comme risque d’anéantissement subjectif.  Les recruteurs de Daesch l’ont compris et vont faire vibrer les ressorts de la crise adolescente pour la canaliser et  l’instrumentaliser.

Les analyses que  je vous propose aujourd’hui se sont construites au fil d’un long parcours  au sein de la PJJ, cette institution judiciaire qui reçoit des mineurs délinquants (autrefois aussi en assistance éducative). J’y ai passé 40 ans, un vrai choix de jeunesse que j’ai maintenu et confirmé, mais aussi un vrai parcours du combattant :  faire entendre la prise en compte de la dimension du Sujet dans l’ordre judiciaire, n’est pas chose facile. Si j’ai tenu si longtemps, c’est parce que cette fonction de psychologue dans un contexte  judiciaire,  c’est un avant-poste pour entendre ce qui se parle au-delà du faire et du dire, entendre ce qui n’a pas encore pris mot pour se dire.  Pour ces enfants qui n’iront jamais consulter mais qui agissent leur malêtre au fil de la cité, la butée judiciaire peut être une chance .  Elle peut être l’occasion de les arrêter dans leur course folle, non pas en les enfermant derrière des barreaux ou en les enfermant dans des méthodes comportementales, mais en faisant appel d’air dans leur réalité massifiée. Plutôt que de « mettre au pas » ces adolescents éclatés , nous sommes là pour qu’ils  « prennent  pied » dans un monde de liens et de projets, de mémoire et de langage. Loin de l’évaluation et de l’investigation qui est attendue de nous, il s’agit au sein de ce maillage institutionnel de creuser la voie du transfert entre fonctionnements technocratiques, procédures dépersonnalisantes, et engrenage sécuritaire et répressif.  L’accueil de l’autre, le transfert,  toutes ces avancées gagnées au fil des années  effacées les unes après les autres,  m’ont amenée à renoncer avec une « Lettre ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient ». C’était il y a plus de 10 ans, on la trouve dans mon livre, car elle n’a malheureusement pas pris une ride, elle annonçait   tous les dégâts à venir.

J’ai donc beaucoup écrit tout au long de mon parcours pour essayer de juguler ma colère et en faire une force de proposition : des questions brûlantes, autant cliniques que  théoriques,  autant éthiques que  politiques. Ces articles, j’avais le projet depuis des années de les développer au travers d’un livre, mais je n’arrivais pas à m’y mettre. Jusqu’à cette nuit terrible du Batacan

Le soir du Bataclan, on fêtait un anniversaire dans un restaurant du quartier, puis à la sortie, on a été cloués sur place par une détonation toute proche, un déchirement dans la nuit, puis le silence de mort aussi paralysant que ma sidération. Sur le chemin du retour, des gyrophates, des sirènes, des rues bloquées. La radio n’annonçait rien, on ne se doutait pas de ce  qui était en train de se passer  au même moment au Batacan, et dans les cafés alentours. Et ce n’est que le lendemain soir, qu’un entrefilet dans Le Monde, signalait qu’un  homme seul avait déclenché sa ceinture d’explosifs en passant devant un café. On en parlait à peine parce que lui seul était mort, déchiqueté.  Je n’avais rien vu, mais ce qui insistait c’était une image, celle d’un corps  explosé  en  morceaux de chair épars.  A qui avaient appartenus ces  morceaux de corps ? Les noms, les visages défilaient, était-il un de  ces ados  de plus en plus éclatés au fil du temps, que j’avais rencontrés dans le cadre de la PJJ ? Comment m’extraire  de cette scène d’épouvante qui me revenait en boucle, qui sans doute avait fait trauma  pour me livrer ainsi  à une jouissance sans bord ? Probablement avais-je disparu en tant que  Sujet,  anéantie l’espace d’un instant par le choc qui se répétait comme s’il s’était imprimé. Pourtant rien de comparable au drame qui se déroulait au même moment au Bataclan et dans les cafés alentours.

Ma façon de reprendre pied, de me dé-sidérer, ça a été de  reprendre fébrilement tout ce que j’avais écrit au cours des années passées, y repérer  ce qui en faisait le fil rouge pour essayer de comprendre l’incompréhensible et l’irreprésentable. Les reprendre à la lumière de ces fins de vie explosives, était devenu incontournable.  Par quel processus psychique  des jeunes en arrivaient-ils à  perdre tout horizon de vie pour être fascinés par la mort ? Pourquoi tuer et se tuer, détruire et se détruire, mourir en héros devenait-il une  raison de vivre ? Pourquoi le meurtre indistinct de soi et des autres  apparaissait-il chez les jeunes djihadistes comme seule issue de vie ?  De quelle jouissance leur ultime plongeon  venait-il témoigner ? Cette issue meurtrière et suicidaire ne venait-elle pas  boucler un processus psychique en impasse ? Se faire exploser en faisant exploser le monde, qu’est ce que cela venait suggérer de  la structure psychique de ces jeunes :  division, clivage ou forclusion ?  Me remettre à écrire  m’a  permis  de faire écart avec  un réel qui  me débordait.  Ecrire, c’est  sublimer, ne pas céder aux impacts immédiats,  faire ?uvre de son angoisse. Et  cette capacité de sublimer, c’est précisément ce sur quoi butent ces jeunes,  prisonniers de leurs traumas, de leur violence, de leur jouissance, sans pouvoir  la déplacer ni  la transformer.

Qu’est ce qui chez ces enfants peut venir rendre compte d’une telle emprise du réel sur leur  réalité psychique? Ce que j’appelle réalité psychique, c’est cette instance à interpréter le réel, une machine à le métaphoriser. Quand aux failles narcissiques s’ajoutent les effondrements symboliques, ils sont livrés sans défense à un chaos pulsionnel. L’enjeu clinique, c’est d’amarrer ces jeunes à la dérive à des représentations qui les inscrivent  dans leur histoire, une histoire  qu’ils puissent subjectiver, une histoire prise dans la grande Histoire, au lieu qu’ils ne se fixent à un mythe d’origine plaqué, comme une moule à son rocher.

Cette machine à métaphoriser le réel que j’appelle réalité psychique, c’est celle que Freud décrit dans la fameuse lettre 52 (selon l’ancienne édition) avec Fliess, sur la transcription des traces. La lettre 52 est très importante parce qu’elle  traite  de la construction psychique, de stratifications en transcriptions , depuis le chaos de la jouissance primitive, jusqu’à son passage par le langage et la sublimation. A propos de la sublimation,  N. Braunstein écrit très justement que la sublimation « récupère la vérité de l’inscription originaire (chaos de la jouissance primitive)en un savoir inventé ».  Chez ces ado, la vérité de l’inscription originaire est restée active, elle les irradie,  sans pouvoir donner  lieu à un savoir inventé, alors ils restent travaillés au corps  sous l’emprise d’un réel qui pèse sans parexcitation. Ils échouent à se de?tacher du corps-me?moire, a? se de?coller des terreurs archaïques pour sublimer ce  savoir in-su et y revenir autrement.  Leur corps est devenu un mémorial incandescent, creusé de traces qui  ont échappé aux transcriptions et aux refoulements successifs, et n’ont donc pas  pu se subjectiver.  Alors, elles resurgissent dans le réel de la violence.

Ils vibrent de tout leur corps  dans une intensité et une instantanéité  à fleur de réel, pour se sentir exister, pour s’éprouver vivant.  Toujours plus d’excitations  pour remplir le vide incomblable:  toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus de vitesse,  de bruit,  de came, d’objets pour colmater  une angoisse de fond, une angoisse sans fond, sans bord, sans sujet, sans objet. Toujours plus d’alcool de plus en plus fort, jusqu’à se faire vomir, rejeter  le mauvais objet interne,  jusqu’à  se faire tout entier déchet : du corps-déchet au corps déchiqueté , il n’y a qu’un pas….Ils sont sous l’emprise de la Chose, das Ding, qui n’a pu accéder au statut d’objet (a) , d’objet perdu. Ils sont captés par l’objet de la réalité, l’objet commun, l’objet de consommation qui comblera le vide de la structure et fera fonction de prothèse phallique.

La réalité psychique  de ces enfants est sinistrée par la fragilité des liens précoces qui les a laissés en proie aux terreurs d’abandon.  Privés  d’une sécurité de base, ils ont grandi  tant bien que mal, avec la peur au ventre. Leur  détresse (Hilflosigkeit) a débordé leurs capacités d’élaboration. Parce qu’ils  se sont édifiés sans étayage, l’objet a n’a pu se constituer,  puis se perdre, il n’a pu accéder au statut d’objet perdu qui fait le lit du désir. Il a fait trou psychique.  Dans le tableau de Lacan, -privation, frustration, castration- du « Désir et son interprétation », nous serions du côté de la privation., du réel de la privation . Envahis par le réel, il n’y a plus d’écart pour penser le monde. Traiter de ce noyau obscur d’une  jouissance qui n’est pas filtrée par la castration, nous plonge dans l’avant préhistorique  d’un Sujet. Un avant où ils restent empêtrés, dans « ce chaudron de stimulus bouillants » dont parle Freud.  Ils sont aspirés par le retour de l’archaïque et dérivent au gré de leurs pulsions,  de ce qui, de la pulsion, échappe au signifiant et à la représentation .  Sans pouvoir faire écart, leurparole  est restée langue du corps, langue pulsionnelle obscène, langue  de l’autre scène, sans détour et sans métaphore.      

A la différence de la névrose, conflits, culpabilité, angoisse se déversent, s’évacuent hors de tout compromis symptomatique en passages à l’acte. Le travail de mise en résonance de la loi sociale avec  la Loi symbolique  qui m’avait servi de fil conducteur au cours de mes 1eres années de prises en charge, ce travail autour de la loi venait se cogner à des failles plus archaïques. Là où j’avais débuté avec des adolescents pris dans des bandes organisées, avec des préparatifs nécessitant un savoir-faire et une organisation à plusieurs, là où il y avait des règles et du lien social, on était passé à l’ici et maintenant d’un agir débridé, dans l’instant-même de sa présentation, sans re-présentation (arrachage de sacs, rackett, viols, etc…).  Dans la névrose, le Sujet est  divisé par son inconscient, par le conflit entre désir et loi , mais  quand le conflit ne se symptômatise plus, on a à faire à des formes a-typiques de pathologies. Des a-structures apparentes ingérables à l’adolescence parce qu’elles en passent par un affolement pulsionnel qui n’est pas canalisé par la dimension phallique.  On a affaire à une clinique où le Sujet disparaît sous  l’explosion pulsionnelle, une clinique où les inscriptions échappent au signifiant, une clinique qui surfe entre névrose, psychose et perversion, et qui  nous déboussole à nous faire inventer des diagnostics bouche-trous, fourre-tout tels que psychopathie, hyperactivité, états-limites, borderline selon les modes du moment…  Faute de trame signifiante à quoi s’arrimer, le refoulé archaïque rompt les digues et déferle en traces in-signifiantes. Ces adolescents laissent une trace de leur existence à la mesure de leur sentiment d’inexistence, une trace  de leur puissance , de leur toute-puissance, à la mesure de leur vécu  d’impuissance.   Ce qui  a échoué à se construire du côté du désir, du côté de la radicalité du désir a versé du côté de la radicalisation d’une violence erratique.  Quand les signifiants ne font pas bord à la jouissance, l’angoisse est massive, archaïque, hors Sujet, hors objet. L’adolescent, soumis à cette partition inconnue du sexuel qui le déborde,  est sous le poids d’une poussée constante. Il décharge cette pression du réel, en passant à l’acte violent comme seule issue pour  tenir l’angoisse à distance.  La mort est omniprésente, appelée pour mieux être maîtrisée, convoquée pour mieux être éloignée, jusqu’à ce que les plus fragiles y sombrent  dans un ultime plongeon, prêts à se transformer en bombes ambulantes .

            Ils se sont construits sans étayage. On pourrait dire que leur terrain psychique est miné par  des zones de catastrophe qui se sont pétrifiées, et ont laissé les traces d’un drame irreprésentable. Pour  survivre aux traumas précoces, ils se sont coupés de leur base, cette partie morte en eux.  C’est ainsi que j’ai redécouvert  ce que Ferenczi appelait l’« auto-clivage-narcissique » :  l’enfant a bétonné ses traumatismes, il les a enterrés, il a enterré  ses noyaux de terreur dans une fosse, pour se sauver d’une mort psychique, rester vivant.Un mécanisme de  clivage précoce de la personnalité qui permet à l’enfant de ne pas s’effondrer et de survivre .

Je fais l’hypothèse que sous la pression des injonctions, des imprécations, des slogans  et images barbares qui foisonnent sur les sites islamistes, je fais l’hypothèse que ces enfants, pénétrés de ces scènes d’horreur qui saturent l’imaginaire et font écho à leurs terreurs enfouies,  ces enfants sont  happés par  la violence brute de l’image qui en appelle  aux fantasmes archaïques de toute-puissance.  Les traumas anéantissants dont l’enfant s’était coupé pour échapper à la mort psychique, pourraient alors faire retour explosif. Les  noyaux de terreur, les zones d’effroi enterrées dans une fosse vont submerger les parties restées vivantes de la psyché jusqu’à  se mettre en acte dans le réel   jusqu’à la déshumanisation.  C’est une hypothèse théorique, une fiction  qui me permet de me représenter l’irreprésentable

Alors, comment appréhender la rage de ces enfants avant qu’elle ne termine  sa course folle dans l’expression brute de la pulsion de mort : « La jouissance , écrit Nestor Braunstein, est bien la satisfaction d’une pulsion, mais d’une pulsion très précise, la pulsion de mort ». Nathalie Zaltzmann proposait de « rendre aux pulsions de mort leur forme de vie psychique »  qu’elle nommait « pulsion anarchiste » . Winnicott évoque de son côté la « vitalité destructrice » de ces enfants. Pour ma part,  j’écrivais  que nous avons à  « déplacer l’énergie du désespoir pour se faire passeur d’une économie du vivant ».  Mais comment   se faire passeur d’une économie du vivant, comment faire bord à la pulsion de mort, avant qu’elle ne prenne corps dans le réel ? Ce que j’appelle une  clinique du réel, c’est  provoquer un déplacement de l’agir à un dire, mettre en mots et en représentations ce qui traverse le  corps . Là où ces dérives  découlent d’un long processus de désymbolisation et de démétaphorisation, il nous faut   inventer  des métaphores pour creuser notre chemin clinique dans ce magma sans bord : « festonner des bords,  tirer des bords au coeur de la tourmente,  re?ve?ler de nouveaux bords, imaginariser l’agir, historiser le drame, dramatiser l’histoire, la conflictualiser, la symptômatiser, la névrotiser, se faire promoteur d’un sens non encore advenu… ». 

            Ce qui revient à construire des rives et ponts entre ici et là-bas, entre hier et demain, entre deux-langues, entre-deux cultures dans une tension créatrice, au lieu d’abandonner ces enfants au milieu du gué. Leurs  pères, venus d’ailleurs, n’ont pour image que d’avoir été charriés dans un flux migratoire. Des pères invalidés par le social qui échouent à soutenir leur fonction, et à introduire leurs enfants à la socialisation et à l’altérité. Alors les enfants  n’ont de leur père qu’une  représentation honteuse, dont ils s’arrachent avec pertes et fracas, mais avec  le désir obscur de le venger. Les enfants sont les te?moins impuissants d’un père  malade, handicapé, assisté, absent, ou qui n’a plus que sa violence pour exister, un père humilié qui n’est plus en place de soutenir l’interdit.  L’inter-dit, en deux mots, le dire entre les corps, qui met une limite au parasitage mère/enfant. Le dire entre le corps à corps  donne lieu à  l’entre-deux-corps qui fait coupure dans la jouissance, et de cet écart naît le manque et  le désir. « Seule la fonction de la Loi trace le chemin du désir »dit Lacan.  L »interdit du meurtre et de l’inceste permet de sortir du monde de la jouissance et d’entrer dans le monde de la parole, de la culpabilité et de la loi, c’est le support et la condition même de l’accès à l’altérité.  La « fonction paternelle est un constituant psychique majeur »dit JP Lebrun et quand elle s’efface,   des enfants sont livrés aux mères, des mères à leurs enfants.  Mères à la fois dévorantes et rejetantes, déprimées et violentes, mères collées à leurs enfants. Des mères devenues  insuffisamment bonnes qui ont échoué à unifier le narcissisme de leur enfant . Les enfants partagés entre amour et haine, entre demande et rejet, perdus dans un champ de bataille libidinal, se font les maîtres tyranniques et exclusifs  des lieux de la mère , ils les parasitent , exigent, violentent, luttent contre la trop grande proximité maternelle. Les arrachages de l’origine se jouent alors dans le réel, et  la violence devient nécessaire  pour se parer de l’intrusion, se séparer, se réparer faire coupure dans la fusion incestueuse.  Dévorer la mère ou se faire dévorer par la mère, le vampirisme leur tiendra lieu de lien social. Sous l’emprise d’une menace imaginaire de morcellement, d’éclatement, l’adolescent agira son fantasme de toute-puissance dévorante, à la mesure de son effroi d’être dévoré. Tout lien va réactiver au moindre frémissement les traces archaïques d’intrusion.   L’autre, le semblable va le détruire, l’anéantir,  l’aspirer et  jouir de lui. L’autre est le persécuteur qu’il faut abattre pour respirer. Parce que l’enfant  n’a pu se fonder dans un lien tempéré par la Loi, il échoue à vivre l’altérité sur un mode pacifié et se protégera en broyant sur son passage tout ce qui pourrait le faire chuter.. Contrairement à ce qu’ils affichent,  ces enfants-roi  sont dans une demande de limites et de loi qui les aide à sortir de l’opacité et de leur toute-puissance.

En ce temps de remaniement pubertaire, de remaniement des identifications, ce temps où la part de l’ombre fait retour et  les déborde, le passage adolescent  peut alors ressembler à un enjeu de vie, un enjeu d’existence toujours aux limites de l’inexistence. Et pour peu que l’explosion adolescente survienne sur fond de de?sinte?gration du lien familial et social, sans personne fiable à qui se raccrocher,  ils  vont s’arracher avec pertes et fracas de leur dépendance d’enfant. Tels des naufragés psychiques, des naufragés du lien social, ils vont  s’ancrer à la seule  offre sur le marché de l’idéal, une offre toute ficelée clés en mains, qui va s’emparer de leur violence radicale. En donnant valeur et sens à leurs rancoeurs, les « grands frères » de quartier, de prison, de mosquée, s’empareront de  leur haine, pour faire flamber les préjudices subis. Ils suppléeront à la fragilité de leurs assises narcissiques et symboliques, et colmateront les aires catastrophiques. Leur magma bouillonnant sera canalisé vers une promesse de jouissance sans limites.En disparaissant dans cette forme de servitude,  des jeunes désaffiliés vont pouvoir  se tenir debout  en se soutenant de substituts, de cache-misères, de suppléances qui feront caillot à leur malêtre.

En changeant de nom, ils se referont une identité rêvée. Ils s’inventeront une nouvelle filiation,  dans le droit fil du prophète. Les repères identificatoires symboliques seront rabattus sur  les emblèmes imaginaires,  le blason du djihadisme leur servira de planche de salut. Le prophète sera appelé pour occuper la place laissée vide, cette place que Pommier évoque comme ce « point d’appel central de la structure du Sujet », un point d’appel qui pour Paul Laurent Assoun « brille toujours pour l’inconscient par son absence ou sa nécéssité ». Mais à la place d’un père « ordinaire », ils en appelleront à  un  « (H)ordinaire », un père de la Horde , un père pervers,  fascinant et fascisant, l’au-moins-un qui échappe à la castration.    Dans un lien hypnotique avec le gourou de la Pensée Unique, ils incorporeront les appels au meurtre, et  fonceront en martyr dans le réel de la désintégration . Après avoir ?uvré dans une  pensée gelée, la radicalisation mortifère aura oeuvré dans les corps, pour les  livrer à  « cette pure culture de la pulsion de mort qui réussit à pousser le Moi à la mort » .

Parce que  le Nom-du-Père n’a pu faire écriture dans la réalité psychique, ni pour la mère, ni pour  l’enfant, l’instabilité du nouage borroméen entre reel, symbolique, imaginaire les mettra en péril. Là où leur violence débridée s’exerçait hors de toute foi et de toute loi, ils vont se ligoter d’une foi qui fera loi, la loi de la charia, surmoïque et tyrannique. Les  rituels obsessionnels d’une loi coranique fétichisée vont  corseter leur inconsistance et faire ligature à leur vide dépressif. A la place de l’ordre symbolique, l’injonction surmoïque va les appeler à trancher dans le vif. Jusqu’à ce que  pulsion de vie et pulsion de mort se dénouent et se renouent pour faire n?ud d’étranglement, un n?ud coulant à les faire couler et tous les autres avec.  Après avoir tenté de suppléer par des prothèses aux ravages de l’originaire et à l’effondrement du symbolique, l’issue mortelle à la folie et au chaos viendra témoigner de l’échec des suppléances à  sauver ceux qui se détruisent  en détruisant le monde.

Tout près de mes pas, un homme s’est désintégré, disparu sans laisser de traces, terroriste kamikaze ou martyr, anonyme. Qui était-il cet homme du Bataclan, quii a actionné  sa ceinture pour franchir le mur du non-retour ?   n’aura-t-il pas payé  de sa chair la question inarticulée qu’il portait à même le corps ?  Aurait-il désagrégé  son corps pour se faire un Nom dans la filiation du prophète,  prêt à voler en éclats et  renaître purifié pour l’amour d’un Père ?   Au-delà de la petite mort, la promesse de  retrouvailles océaniques s’est-elle  réalisée dans l’apothéose orgastique  d’un  retour à l’Un, là où il n’y a plus de bord, plus de vie et de mort.

Immortel, éternel, universel ?

 

Danièle Epstein