18 mai 2021

Francis Plaquet

Introduction à la deuxième des Cinq leçons sur la psychanalyse de Freud

Ce texte est la retranscription de mon exposé du 18 mai 2021. Réalisé par visioconférence, ce dernier s’inscrit dans le cadre du projet de relecture de Freud initié par le Questionnement Psychanalytique.

La séance du 18 mai était consacrée à la relecture de la deuxième des 5 conférences de Freud.

Le contenu de cet exposé s’inspire dans une large mesure de l’excellent commentaire de Pierre-Henri Castel, consacré à l’ensemble des 5 conférences.

http://pierrehenri.castel.free.fr/5conf1.htm

Dans cette seconde conférence, Freud développe sa théorie de la résistance et du refoulement. Elle est au cœur  de son exposé.

Dans la première conférence, Freud se penche sur la théorie des traumatismes psychiques dont  Charcot avait établi l’influence sur les paralysies hystériques, sans que l’on ne puisse soupçonner aucune lésion somatique lors de l’accident déclenchant.

Charcot emploie l’expression « état hypnoïde », supposant que le traumatisme s’était produit dans un état de conscience spécial.

Mais parler de « traumatisme psychique » est chez lui une façon de décrire, pas d’expliquer : l’explication était à rechercher selon lui du côté de la neurologie et non de la psychologie, considérée comme purement descriptive.

On était loin à l’époque de penser que l’hystérie était une maladie du psychisme, et qu’on pouvait être malade du psychisme tout comme de n’importe quel organe du corps.[1]

Par contre, Janet, et Freud à sa suite, proposent de démontrer l’existence de processus mentaux spécifiquement morbides.

Mais Freud se distingue de Janet : pour Janet, dit Freud, « l’hystérie est une forme de transformation dégénérative du système nerveux qui se manifeste par une faiblesse innée de la synthèse psychique »

En fait, note Pierre-Henri Castel, dans le milieu médical la dégénérescence est une étiologie de convention.

Freud conteste cela : il est faux de dire que l’hystérie est une déficience, puisque dans l’exemple cité (le cas d’Anna O.), la patiente montre au contraire de surprenantes compensations au symptôme déclaré, par exemple cette capacité à s’exprimer en anglais avec fluidité, venue à Anna O. au moment où son allemand natal était complètement inhibé.[2]

Freud ne rejette pas complètement Janet. Il avoue que la conception de Janet relative au clivage de la personnalité est indispensable à sa propre doctrine ; en d’autres termes, c’est une chose qu’il lui doit.

Mais ses nouvelles hypothèses étiologiques reposent sur sa pratique thérapeutique (autrement dit, sa clinique) et non sur des essais de laboratoire centrés sur l’hypnose.

Freud n’aimait pas beaucoup l’hypnose ; il se qualifiait de piètre hypnotiseur. Il parvenait difficilement à plonger ses patients en « hypnose profonde » c’est-à-dire un état où l’hypnotisé est à la fois lucide et sous influence. Or, atteindre cet état était indispensable à la méthode cathartique, faute de quoi, jamais on ne pouvait arracher au malade les souvenirs oubliés.

C’est alors que Freud décide de se passer de l’hypnose  et de laisser parler les patients en état normal C’est un tournant majeur ! C’est l’acte de naissance de la psychanalyse.

Il s’agissait, dit-il textuellement, d’apprendre du malade quelque chose qu’on ne savait pas et qu’il ne savait pas lui-même; … alors, comment pouvait-on espérer y parvenir malgré tout? » ?

Pour réponde à cette question, il semble qu’il faille reprendre le concept de réminiscence dont il a été question à la première conférence.

Ce qui semble caractériser la réminiscence, c’est qu’elle revient en nous, dans le train ordinaire des idées, en étant porteuse d’un contenu non pas simplement oublié mais dont nous ne savions plus que nous le savions.

En ce sens, il semble que Freud ait laissé ses patients élaborer leurs réminiscences, les laisser monter en eux, et leur révéler qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient selon son expression.

Evidemment, dans ce processus de remémoration, il y a toujours des moments d’arrêt : des moments où le patient se tait en disant qu’il ne se souvient plus de rien

Freud alors utilise une astuce technique qu’il tient de Bernheim : il pose la main sur le front de la patiente et affirme que, quand il l’ôtera, le souvenir recherché surgira.

Et de fait, une fois la main ôtée, le malade sentait revenir le souvenir (traumatique), ce qui permettait de conclure le traitement cathartique (la libération et l’écoulement des affects).

Freud se passe donc de la méthode hypnotique de Breuer.

Ce faisant,  au lieu de postuler un état psychique inaccessible à la conscience, où les souvenirs seraient conservés et actifs sous forme « hypnoïde », il déplace l’énigme autour d’une attitude psychologique singulière, où le malade ne savait pas qu’il savait. Ce moment est capital.

Car c’est alors qu’il développe sa thèse : ce qu’on dit avoir oublié n’est pas perdu, c’est même à la disposition du malade ; mais une « force quelconque » l’empêche de devenir conscient. Est ainsi formulée l’hypothèse majeure de la psychanalyse.

On pouvait ressentir cette force sous forme de résistance du malade à se souvenir ;  c’est, à ses yeux, ce qui justifie son hypothèse étiologique : la cause de la résistance est le refoulement ; le souvenir pathogène est maintenu dans l’inconscient sous forme d’oublié.

Il y a peut-être à cela une objection : concernant cette hypothèse du souvenir maintenu sous forme inconsciente on pourrait objecter que le souvenir précis dont on assure le patient qu’il va finir par le retrouver, que ce souvenir précis est lié à une suggestion.

En d’autres termes : tout cela, le souvenir précis, le refoulement de ce souvenir… et si ce n’était que de la suggestion ?

Mais Freud se détache des techniques suggestives (y compris la main posée sur le front) pour laisser parler ses patients ; la main posée sur le front, ce n’était qu’un stade intermédiaire vers l’association libre.

Il se centre désormais (c’est ce qui intéresse Freud) sur l’approfondissement de son hypothèse étiologique, à savoir le refoulement ; c’est une hypothèse étiologique d’ordre métapsychologique : car, dit-il, le refoulement n’est pas un phénomène observable, et ce n’est pas non plus un phénomène induit ; induit, autrement dit suggéré. Et il ajoute : « J’appelai refoulement le processus dont je faisais l’hypothèse et le considérai comme démontré du fait de l’existence indéniable de la résistance« .

On devine ici la référence au cadre conceptuel de la science-reine de son temps : la thermodynamique[3] ainsi que la physique de Newton. Le mouvement des corps est le phénomène observable, mais la force qui les meut est la cause de leur mouvement ; autrement dit, cette force ne se manifeste que dans l’effet qu’est le mouvement des corps.

De même, s’agissant donc de l’espace psychique, Freud postule l’existence d’une force refoulante responsable de la difficulté à se souvenir de certaines représentations qui, chez ses patientes hystériques, s’avèrent traumatiques

Donc, comme Freud le dit, le refoulement n’est pas un phénomène observable ; ce n’est pas non plus quelque chose qui s’éprouve psychiquement, contrairement à la résistance, l’impuissance à se souvenir ; cette résistance se matérialise comme une lacune dans les propos du patient, un « blanc ». Le rôle du psychanalyste pourrait être de lui indiquer ce blanc, et éventuellement, de proposer quelque chose pour le remplir. C’est toute la question de l’interprétation… Evidemment, nous sommes au début de la psychanalyse et la question de la pertinence ainsi que de la portée de l’interprétation dite « analytique » continuera de se poser, y compris de nos jours… (interprétation et non suggestion ; que vise-t-elle ? La vérité ? La vérité n’est pas-toute dira Lacan bien plus tard…)

Je reviens sur la comparaison entre la psychanalyse et la physique : il y a quand même une différence de taille qui les sépare : Freud est non seulement l’observateur mais aussi le déclencheur du phénomène de résistance, tandis que dans le reste des sciences, l’observation ne provoque pas le phénomène à observer. Quand on force le souvenir inconscient dans le psychisme du patient, cette action suscite la force qui lui résiste.

Quant à l’hypnose, ce n’est qu’en apparence qu’elle se déroule sans résistance ; tout au plus révèle-t-elle (comme c’est le cas aussi dans la technique de la main sur le front) une résistance au thérapeute, autrement dit elle passe pour un conflit externe entre le thérapeute et le patient.

Par contre, dans l’association libre, ce n’est plus Freud mais le patient qui s’aperçoit qu’il lutte contre l’envahissement de sa conscience par une de ses propres pensées, alors il en prend conscience, par lui-même. Il découvre que la racine du conflit est en lui, non dans la relation avec le thérapeute.

En somme, dit Freud, « la résistance au thérapeute a pour origine la résistance à soi-même. »

Alors la question qui se pose est la suivante : « qu’est-ce qui est refoulé ?  » Et pourquoi est-ce refoulé ? Réponse de Freud : c’est la représentation d’un « désir intolérable », parce qu’il est « incompatible avec les exigences éthiques et esthétiques de la personnalité ».

Jusqu’ici nous avions l’opposition entre conscient et inconscient ; nous apprenons maintenant que cette opposition relève d’un conflit éthique entre les  valeurs du « moi » et les « motions de désir » qui émergent de façon insistante.

Pour ce qui est du refoulement, il est important de noter qu’il est resté le même dans la résistance actuelle que le refoulement qui s’est produit dans le passé, au moment du rejet de la représentation traumatique insupportable… et ce, même si le refoulement premier remonte à la petite enfance.

Freud développera cela plus tard dans un article de 1915 intitulé L’inconscient.Dans ce texte majeur il donne les caractéristiques de l’inconscient ; l’une de ces caractéristiques est que l’inconscient ne connaît pas la temporalité ; de même qu’il dira par ailleurs que le désir est indestructible. Mais ceci déborde le cadre des conférences.

Pour illustrer la théorie du conflit entre l’instance morale (Freud ne parle pas encore du Surmoi) et les désirs interdits, il reprend le cas d’Elizabeth von R. déjà développé dans les Études sur l’hystérie.

Il y est question d’une relation de sympathie familiale, une sympathie de convention et de bon aloi que la jeune fille entretient avec son beau-frère, le mari de sa sœur. Dans ce contexte familial, elle pouvait se dire « J’aime celui que ma sœur aime, parce que c’est ma sœur, et que cela s’inscrit dans les règles de la bonne entente familiale » (autrement dit, « c’est normal »). Cette idée deviendrait cependant équivoque si elle en venait à se dire « J’aime celui que ma sœur aime, parce qu’il me plaît ». L’investissement affectif peut se produire à l’insu de la jeune fille qui, en un sens, n’imagine rien de répréhensible dans son attachement à son beau-frère.

Mais la mort de sa sœur change la donne. Non seulement Elizabeth s’aperçoit que son amour ne diminue pas alors que la raison familiale indirecte d’aimer le beau-frère ne joue plus, mais pire, une pensée fait alors irruption en elle : « à présent il est libre et peut m’épouser ». Cette pensée est pour elle moralement intolérable et elle s’efforce de chasser ce désir hors de sa conscience (« Mais comment puis-je penser une chose pareille? Il ne faut plus y penser, etc. »). Or, si elle parvient à l’oublier, elle tombe aussitôt malade et développe des symptômes hystériques.

Freud en déduit que si les hystériques souffrent de refoulements, il s’agit de refoulements ratés. En attestent les symptômes !

En fait, nous ne savons pas ce qu’est un refoulement réussi, parce que s’il est réussi, il n’a aucun effet, et ne se voit pas. Ce qui se perçoit, c’est le retour du refoulé qui intervient de manière déguisée, au travers d’équivalents symboliques, dit Freud, notamment au niveau des symptômes…

On peut alors se poser une question : d’où viennent ces interdits moraux considérés comme responsables du refoulement ? Réponse : ces interdits viennent de la société et des idéaux qu’elle véhicule. ; ils sont liés aux tabous sociaux en général…

Or, quand on pense au prix payé en symptômes, soit disant pour protéger le moi, ne serait-il pas plus simple de balayer ces interdits et de réaliser ses désirs ? Dans le cas d’Elizabeth von R., pourquoi n’épouserait-elle pas celui qu’elle aime ? Au diable les prohibitions de la société bourgeoise avec toutes les restrictions qu’elle comporte vis-à-vis de la sexualité féminine !

Ce n’est pas si simple. Il est vrai que les conduites socialement admises dans tel ou tel type de société jouent un rôle mais ce n’est pas l’essentiel. Il serait faux de croire qu’une société idéale serait celle qui permettrait de réaliser ses désirs. « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » (Dostoïevski, « Les frères Karamazov »). Au-delà du débat philosophique qu’elle soulève, cette question intéresse aussi la psychanalyse.

Car ce que la Loi protège (avec majuscule), c’est le désir. Lacan le formule d’une façon inversée : « le désir, c’est la Loi ». Cela implique que fondamentalement, le désir humain n’est pas fait pour être satisfait, il ne peut être que reconnu (sans pour autant pouvoir être nommé : le désir c’est le manque) ; c’est précisément ce que les interdits sociaux méconnaissent ; tandis que tout ce qui tourne autour du désir (et de ses embrouilles !) est un enjeu de toute cure analytique…

Evidemment ce sont des questions qu’on ne peut guère soulever dans le cadre de cures suggestives ou cathartiques ; mais elles viennent à l’esprit, et à la parole, des patients en analyse…

A un moment donné de son exposé, Freud revient sur les conceptions alternatives de ses prédécesseurs (Janet, Breuer). Il y revient pour marquer sa différence.

La théorie cathartique, notamment, dont est parti Freud, donne lieu à une conception du psychisme qui  tend à figer (soit à considérer comme statique) l’opposition de l’inconscient au conscient ; une opposition mise en avant par l’hypnose ; par contre la relation que le thérapeute établit avec son patient, en soutenant l’association libre, éclaire la lutte, intérieure au patient, entre son moi et ses désirs refoulés.

On ne peut nier que l’hypnose donne accès à une partie du matériel inconscient. Elle  produit même certains effets thérapeutiques en luttant contre les débouchés symptomatiques de ce même matériel inconscient. Mais ces effets ne sont pas durables : parce que l’hypnose ne liquide pas la tendance refoulante, qu’elle ignore, et qui est pourtant toujours agissante et susceptible de produire de nouveaux symptômes. Seule la résistance, dit Freud, fait connaître le refoulement, et seule la levée de ce refoulement interrompt la production de symptômes (symboliquement associés les uns aux autres).

C’est en effet une question cruciale pour Freud : la durabilité des effets de son approche alternative comme preuve pratique qu’on a atteint le véritable ressort du symptôme.

Reste cependant une difficulté : « on ne voit pas  vraiment, dit Freud, comment on arrive du refoulement à la formation du symptôme ». Son idée de « causation symbolique » (on pourrait dire : le « mécanisme ») n’élimine pas la question. En fait la formation du symptôme, comme toute formation de l’inconscient (l’expression est de Lacan), rêve, lapsus, acte manqué… implique un retour du refoulé ; d’une certaine manière le retour du refoulé est le refoulement ; Lacan, bien plus tard, parlera de substitution signifiante, comme dans la métaphore…

Pour ce qui est maintenant de la levée du refoulement, celle-ci nécessite, selon les termes de Freud, l’intervention d’un « médiateur » qui est le psychanalyste. Ce qui implique que le psychanalyste intervient en tiers entre le patient et lui-même ;  son rôle est de l’inciter à parler, tout en s’abstenant de parler à sa place, et en n’intervenant que là où il suspecte que ce qu’il entend est infiltrés d’un contenu dont le patient n’a pas conscience (et qui renvoie à une « Autre scène » comme il l’a dit dans son livre publié en 1900 sur L’interprétation des rêves).

La relation Analyste – patient (plus tard avec Lacan on dira « analysant ») est donc très différente de la relation duelle thérapeute – patient dans les cures par la suggestion où le patient se trouve sous la dépendance absolue de celui qui sait à sa place.

La levée du refoulement consiste à remonter la chaîne associative jusqu’à son origine supposée. Ce n’est pas une chaîne linéaire car elle comporte des détours. (Dans d’autres textes, Freud parle de surdétermination à propos des formations de l’inconscient, c’est-à-dire que chaque point est relié aux autres par des liens associatifs multiples).

Ceci nous ramène à la question de la causalité. En fait la causalité inconsciente n’est pas du tout la même que la causalité des sciences de la nature (où on établit des lois générales), elle est réduite au contexte singulier de la vie psychique d’un individu, et est subordonnée à un réseau de significations valables pour lui seul. Impossible, en ce sens, de dire en général que telle représentation cause tel symptôme. Il en va de même pour l’interprétation des rêves, laquelle n’implique nullement l’existence de ce qu’on pourrait appeler une « clé des songes ».

Le symptôme, dit Freud, n’est qu’une « formation substitutive » qui remplace la représentation initialement refoulée, mais qui est parvenue à la conscience, sous un déguisement, impossible à identifier par le névrosé.

Mais la sensation de déplaisir attachée à la représentation de départ demeure : c’est que l’affect qui a été réprimé en même temps qu’a été refoulée la représentation[4]  insiste et est toujours prête à se manifester.

Il est à noter que c’est dans la mesure où le symptôme fait pour énigme pour le sujet, que celui-ci sera amené éventuellement à demander une analyse ; ce n’est pas automatique : la souffrance psychique (en termes freudiens, le déplaisir) ne suffit pas pour conduire quelqu’un jusqu’au cabinet de l’analyste ;  pour faire une analyse, il faut qu’un symptôme fasse énigme…

Freud termine son exposé en évoquant l’effet thérapeutique de la psychanalyse qui s’obtient, à terme, par la réintégration de la représentation refoulée, de manière à permettre au patient de régler le conflit autrement que par le refoulement des représentations de son désir.

Une autre issue  thérapeutique possible mais seulement effleurée serait la sublimation, soit par exemple les activités artistiques dans lesquelles le désir est dirigé vers un but plus élevé et accepté socialement. Mais Freud ne fait qu’évoquer la sublimation, sans s’y attarder.


[1] de son côté, J-P Lebrun, pour définir la maladie mentale, utilise l’expression « être malade du mental »…

[2] l’argument de l’anglais est sujet à caution: Anna O. connaissait l’anglais avant de perdre l’usage de l’allemand ; ainsi, l’hypothèse d’une perte de ses facultés pourrait se tenir

[3] La thermodynamique est la branche de la physique qui traite notamment des transformations de l’énergie entre différentes formes.

[4] dans son article sur l’Inconscient Freud précise que seule la représentation est refoulée ; l’affect est soit réprimé, soit déplacé, déplacé sur une autre représentation