Je voudrais intervenir sur un élément qui me semble à la fois présent et minoré dans les interprétations de ce mythe de l’enlèvement d’Europe que Patrick De Neuter nous donne la possibilité de mieux appréhender grâce au travail qu’il a réalisé ce dont je le remercie car d’emblée : je veux parler du désir d’enfant au masculin.

En préambule, je voudrais reprendre deux citations extraites de l’ouvrage que nous commentons aujourd’hui :

La première de Monique Bydloswski qui cite Freud comme suit « Ce qui est désiré, ce n’est pas un enfant, c’est le désir d’enfant, c’est un désir d’enfance, c’est la réalisation d’un souhait infantile. » reprise par Françoise Cailleau qui poursuit « Freud lui-même décrivait ce désir en tant que « désir suprême où peuvent culminer tous les autres »[1]

Et l’autre extraite directement du livre de Patrick De Neuter (p 36) qui questionne les éléments du mythe comme des « indices susceptibles d’éclairer les éléments psychiques réprimés et parfois refoulés ou encore idéalisés qui sommeillent dans les représentations culturelles actuelles et par conséquent dans les psychismes  individuels (35) ». Le mythe comme point de départ donc (36) d’une réflexion alliant la confrontation avec d’autres savoirs (anthropo/sexologie/ Histoire/…

  • En référence à Lacan dans La relation d’objet (252) » Il serait aberrant d’isoler complétement de notre champ et de nous refuser à voir ce qui, dans celui-ci, est non pas analogue, mais directement en connexion, en prise, embrayé, avec une réalité qui nous est accessible par d’autres science humaines ».

Ceci me permettra d’évoquer en fin d’intervention le phénomène de contrainte à la procréation, connu par les études américaines, australiennes et candiennes sous le nom de « coercitive reproduction ».

Si grâce à ce travail que nous commentons aujourd’hui la question du viol/du non consentement a pu sortir d’une occultation révélatrice (p175) il me semble qu’un autre point aveugle n’a pas permis jusqu’ici pas d’envisager le mythe sous l’angle des conséquences de ce kidnapping et de ce viol : une grossesse non désirée pour la femme en question, ici Europe.

La manœuvre de Zeus pour obtenir satisfaction – sa transformation physique sous la forme d’un taureau – en resterait, selon le mythe, à une tentative de séduction qui a fonctionné, puisqu’Europe finalement aurait succombé aux charmes du taureau blond.

Soulignons que cette indulgence à l’égard du subterfuge trompeur se prolonge pour certains illustrateurs du mythe (Haitzinger et Picasso) en une inversion de cette prise de pouvoir sur l’autre, une inversion des rôles présentant Europe comme une dominatrice meurtrière.

Une  mosaïque grecque la figure promenant le divin taureau au moyen d’une corde attachée à son museau (45).

Ces représentations alimentent une vision stéréotypée des femmes qui, par séduction, subterfuge, domination, et même tendance criminelle, « mèneraient les hommes par le bout du nez ».

Dans le domaine de la procréation forcée, nous faisons face à une autre expression très répandue et qui surgit spontanément, toujours associée aux femmes « faire un enfant dans le dos ». C’est d’autant plus piquant que les études montrent qu’une des manœuvres masculines pour engrosser une femme à son insu consiste précisément à retirer subrepticement le préservatif lorsqu’ils sont dans cette position.

La redistribution des rôles masculin et féminin est d’ailleurs au cœur de l’interprétation de ce mythe comme le souligne Françoise Change (citée par Patrick De Neuter) qui dans Le viol d’Europe, ou le féminin bafoué établit une correspondance entre le mythe et la désacralisation de l’amour et du féminin, l’apologie de la force brute, des qualités viriles et de l’appétit de domination et de conquête dans les sociétés patriarcales. Sociétés où le féminin, âme du monde aux époques néolithiques, a été destitué par l’avènement des héros guerriers, puis démonisé par les Dieux Pères jusques et y compris aux âges bibliques, fondements des cultures où nous évoluons aujourd’hui. » [2]  Et de poursuivre :  « La façon traditionnelle de présenter le mythe d’Europe comme une plaisante histoire d’amour entre le Dieu Père et une mortelle nommée Europe, reflète la vision patriarcale qui a confondu viol et amour, parce qu’elle n’a pris en compte que le point de vue de l’homme. On découvrira qu’étrangement, ce mythe d’Europe porte en lui l’explication de certains grands traits de la culture européenne, tels l’hypertrophie des qualités viriles conquérantes développées sur tous les plans, en même temps qu’un déficit de féminin ».

Si le viol mis en scène par le mythe a longtemps été occulté (p.175) il en va de même pour la grossesse consécutive à cette relation sexuelle qui l’est encore davantage.

Patrick De Neuter chiffre à plus de 50 (p.53) les amantes du dieu – compulsion de répétition- précisant qu’elles furent toutes « rendues mère » par Zeus avant d’être abandonnées pour une autre. Le nombre de ses enfants avoisine les 70 fils et filles. Compulsion de procréation ; pour Europe, ce sera trois garçons d’un coup.

Si quelques auteurs portent des jugements négatifs sur le comportement de Zeus –  rusé prédateur, perfide ravisseur, héros d’un mythe répugnant(JB Duroselle)  – il faut reconnaître que les dénonciations de ses ruses et tromperies semblent s’arrêter au fait qu’il s’est déguisé en taureau pour séduire la jeune fille. Et non, en plus du viol, de l’avoir engrossée.

Pourtant, dans le chapitre 7 du livre qui traite de la promesse d’enfant, les motivations conscientes ou inconscientes de ce désir d’enfant chez l’homme sont bien passées en revue

(85) :

Une preuve qu’il en a : virilité et procréation (versus infertilité impuissance)

Exaucer le rêve d’une femme

Quitter l’enfance (faire comme son père)

Avoir une descendance qui réalise les rêves non réalisés ; donner un sens à la vie

Mais surtout damer le pion à la mort.

Et de conclure que « la paternité rend l’homme un peu plus divin ». Ce que confirme cet extrait de  Nicole Stryckman : « Le désir de faire un enfant à la femme désirée est peut-être moins absent du désir des hommes qu’on ne le croit habituellement.   (…) Le désir d’enfant est donc inconscient et commun aux deux sexes, bien que l’on s’accorde à dire qu’il est plus courant et plus présent chez la femme que chez l’homme ».

Patrick De Neuter précise, en lien avec l’angoisse de castration face à une femme/mère toute puissante : « Nous pouvons comprendre que Zeus comme bon nombre d’hommes, éprouve cette nécessité de trouver des réassurance viriles et narcissiques auprès de jeunes femmes très éloignées de l’imago maternelle ». (p. 104) 

Précisions que la mère de Zeus, Rhéa, est précisément la déesse de… la maternité. 

Outre que la propension compulsive de Zeus à engrosser de jeunes filles vierges s’inscrit dans ce rapport à sa propre mère (Avoir un enfant pour s’éloigner l’imago maternelle), l’autre versant, celui de damer le pion à la mort, ne peut se faire sans le corps d’une femme ; et cette dépendance au féminin, curieusement, ne transparaît pas dans ce qui s’échange autour des amours et des sexualités des hommes. S’agissant de Zeus, cet état de fait est encore plus parlant puisque silence est fait sur le fait qu’Héra est aussi la déesse protectrice des femmes et est réputée concevoir seule ses enfants les plus célèbres, sans que Zeus ne la touche !

 Ces deux éléments – mère déesse de la maternité et femme capable d’enfanter seule -, peuvent éclairer la compulsion de répétition de Zeus à procréer. Pourtant ce n’est pas ce que nous retenons du mythe, à savoir qu’Héra est présentée comme l’incarnation de la jalousie, à laquelle un Zeus espiègle tente d’échapper par des subterfuges amoureux. L’excuse de la jalousie d’Héra agit ici comme une légitimation des comportements transgressifs de Zeus. 

Autre élément d’éclairage de la volonté procréative de Zeus – et je reprends les mots de Patrick De Neuter : « Faire un enfant pour renoncer au statut d’enfant et passer à celui de père », devenir l’égal de son père mais aussi « damer le pion à la mort ».  Ici encore, il faut se rappeler  que le père de Zeus est Cronos, le Temps, qui signe précisément la finitude des humains.

Ceci posé voyons ce que nous disent les images du mythe :

Temps 1 un taureau blond ; une corbeille de fleurs, voyage sur les mers etc.  mais rien sur la terreur d’Europe ; Qu’est-ce qui légitime ce kidnapping ? elle était belle, gracieuse, etc.

En résumé, l’attrait que le corps d’Europe suscite malgré elle justifie le rapt, la prise de possession, le viol, l’éloignement des siens, l’exil,….

Temps 2 : Zehar en a parlé ; le rapt/viol se mue en relation consentie.  Elle dit « non » mais en fait « c’est oui ». Hormis quelques très rares représentations la montrant soit incapable de se défendre (Casa Padrino et le bronze d’Europe enchainée au taureau) soit furieuse et se défendant de manière agressive, toutes les autres la figurent « ravie », comblée,  si le fait d’être choisie par Zeus suffisait à ce qu’elle consente.

Quant à la suite de l’histoire, les images du mythe ne véhiculent rien sur l’acte en lui-même ni surtout sur ses conséquences puisqu’Europe passe en quelques instants de jeune fille vierge à mère de triplés. Tout cela sous couvert d’amour comme il le dit à la mère d’Europe pour la rassurer.

En effet, le temps 3 du mythe est narré au passif : après l’accouplement, Zeus donne Europe à Astérion roi de Crète qui était stérile, avant qu’elle donne la naissance aux trois fils de Zeus. Happy end.

Le mythe jette donc un voile sur ce qu’il donne à pourtant voir puisque tout est dit dans le scenario.  On le sait, sans en saisir la portée.  Le su de l’insu peut apparaître comme ce désir, cette volonté à tout prix de s’accoupler, précisément pour avoir des enfants. 

Patrick De Neuter l’a bien décrit :  Zeus est coutumier de ces ruses pour séduire ET engrosser de jeunes filles.  Et peut-être aussi une autre dimension de cette volonté de contrôle et de domination en liant pour toujours cette femme à lui, au travers des enfants.

Si la cosmogonie nécessite évidemment que Zeus ait une nombreuse descendance pour assurer sa généalogie et le peuplement de la terre, rien n’oblige à ce que cela passe systématiquement par des ruses et tromperies (serpent/cheval/Aigle/nuage/…). C’est pourtant le cas pour tous ses enfants, dont les plus célèbres Hélène et Castor et Pollux (cygne/Léda)

La récurrence du subterfuge doit donc être prise en compte non seulement en ce qui touche à l’obtention d’une relation sexuelle mais également à ses conséquences.

Boccace dans « Des dames de renom »[3] écrit précisément « Après qu’elle fut violée par Jupiter, Europe se maria avec Asterius » ; ce qui renvoie à une situation qui n’apparaît pas d’emblée dans les interprétations de ce mythe et de tous ceux qui narrent les ruses amoureuses de Zeus, mais qui est en revanche bien réelle comme le souligne Patrick De Neuter : « L’aventure extraconjugale de Zeus avec Europe se termine comme bien d’autres par un abandon… ainsi comme cela arrive aussi aujourd’hui chez nous, la jeune vierge devenue mère rejoint la cohorte des autres maitresses abandonnées » (p97).

Les effets du mythe sont donc bien au cœur des préoccupations de l’auteur, ce qui je pense fera date.  Je voudrais, comme mentionné au début de mon intervention, faire référence à cette forme particulière de violence intime – bien présente dans les mythes autour de Zeus et de ses conquêtes -, mais totalement sous-estimée et méconnue, en Europe, alors qu’elle déjà bien documentée aux Etats-Unis en Australie et au Canada[4], la contrainte à la procréation (« Reproductive Coercion » dans laquelle la fraude est l’élément central.  Il s’agit d’induire la femme en erreur pour obtenir satisfaction (une grossesse) à son insu.[5]

Si on y retrouve cette composante du mythe, doublée du désir d’enfant avec une femme plus jeune, constante dégagée des études sur la contrainte à la procréation, le plus impressionnant réside dans la même incapacité à voir ce phénomène dans le chef des professionnels de la santé et de l’accueil ;  Comme nous, quand nous écoutons ou lisons le mythe, ils savent que la manœuvre de l’homme a provoqué une grossesse, mais ce n’est pas reconnu comme tel ;  le « diagnostic » en reste à un abus de type sexuel, et non pas procréatif. Une fois le phénomène nommé et défini, ces professionnels reconnaissent en avoir été témoin à de nombreuses reprises, sans avoir pu l’identifier ni prendre réellement la mesure de la charge violente que constitue une grossesse forcée.

Ce désir d’enfant au masculin, parfois très conscient et construit contre l’avis de la femme, est manifestement comme moins grave dans les mentalités que « les femmes qui font des enfants dans le dos ». Pourquoi cette indulgence ?  Pourquoi cet aveuglement ?  Cette difficulté à reconnaître l’ampleur des conséquences de cette fraude ?

Le désir d’enfant chez homme est manifestement attendrissant ; il se légitime de lui-même, face l’exorbitant privilège d’enfanter des femmes, selon les mots de Françoise Héritier. 

Selon les études anglo-saxonnes, la prévalence des grossesses liées à des comportements de contrainte et de subterfuges pour mettre une femme enceinte à son insu est estimée entre 10 et 20% et conduit donc de nombreuses femmes soit à porter une grossesse forcée, soit à avoir recours à une IVG.  Quelle que soit l’issue de cette grossesse, l’impact sur la vie de ces femmes est énorme comme le démontrent les étude,  sur les plans psychique, physique, social, familial mais aussi sur la santé des nouveau-nés.

Il s’agit donc d’un champ de recherches inédit qui vient de trouver en Belgique un début de concrétisation selon des protocoles similaires aux études menées au Québec. [6] Vu les liens avec le recours à l’IVG, la mention de la coercition à la procréation en ce compris le sabotage contraceptif a été intégrée aux formulaires d’enregistrement des IVG pour tenter d’en évaluer la prévalence.

Le mythe d’Europe, comme les autres autres du même ordre, devrait pouvoir s’inscrire dans une lecture plus éclairante de cet enjeu.  Car si pour Freud, les mythes sont moins marqués que les rêves par le refoulement, ils peuvent, écrit-il, apporter un témoignage supplémentaire en proposant une version claire des désirs inconscients. 

Force est de constater que ce désir inconscient, ce désir d’enfant chez les hommes reste minoré, particulièrement dans sa dimension violente et transgressive. 

Sylvie Lausberg

Pour le Questionnement

26 mars 2022


[1] Le désir d’enfant à l’épreuve du deuil Françoise Cailleau Dans Cahiers de psychologie clinique 2005/1 (n° 24), pp 129 à 147

[2] Electre 2022

[3] Boccace De claris mulieribus / Des Dames de renom (1361-1362)

[4] Elizabeth Miller (pittsburgh Univ.) , Sylvie Levesque UQuebec Montreal , Maria Stoops Institute Australie

[5] https://www.rtbf.be/article/sabotage-de-la-contraception-une-tromperie-intime-avec-ivg-a-la-cle-10595925

[6] Doctorat en Psycho UCL ss dir. de Françoise Adam et avec le soutien du Conseil des Femmes Francophones de Belgique